jeudi 3 octobre 2013

Aleister Crowley : Les entrevues de Christian Bouchet et Frère Marcion à la revue L'Originel

La Jérusalem des Terres Froides ouvre un nouveau libellé appelé Christian Bouchet. Après avoir relayé un article issu des collections de Philippe Pissier sur Aleister Crowley en Russie où l'homme est mentionné (à raison ou à tort), voici un autre document le concernant. Il s'agit d'une entrevue que Christian Bouchet a donné à la revue L'Originel au milieu des années 90 sur son travail universitaire se rapportant à Crowley et ses adeptes. Fait curieux, dans la revue cette entrevue de Bouchet est immédiatement suivie d'une autre avec un certain « Frère Marcion », le nom rapporté dans l'article précédent et que M.Bouchet lui-même a écrit à la JTF pour préciser qu'il n'a jamais utilisé ce pseudonyme.

L'administrateur de ce site considère toujours possible l'affirmation de M.Bouchet quand il dit que l'article de « Frère Marsyas » est « une succession de mensonges, vraisemblablement volontaires ». Votre serviteur n'a pas la possibilité de pouvoir confirmer ou infirmer ce qui est avancé dans les documents qu'il trouve et il ne peut que les rapporter ici, les lecteurs se feront eux-mêmes leur opinion. Il va de soi pour l'auteur de ces lignes qu'une entrevue suivie d'une autre dans une revue n'est pas une preuve en quoi que ce soit. Mais la coïncidence reste troublante. Si M.Bouchet a raison et qu'il s'agit de mensonges, peut-être les calomniateurs se sont laissés inspirés par un exemplaire sous la main.

La Jérusalem des Terres Froides vous présente donc l'entrevue que Christian Bouchet a donné à la revue L'Originel et que l'on retrouve aux pages 66 à 69 de l'édition no.3 (automne 95), Ordres magiques et initiatiques, suivi de l'entrevue du « Frère Marcion » des pages 70 à 72 de la même édition. Le propos de Bouchet est celui de l'observateur avec le souci académique et celui de Marcion est celui d'un pratiquant revendiqué du système du mage anglais. Déjà, pour toute personne désirant aller plus loin sur Aleister Crowley que les conneries sur le « satanisme » ou « l'ésotéro-nazisme », cette entrevue de Bouchet est un excellent début. Les connaisseurs du Mega Therion n'y apprendront rien de nouveau mais c'est toujours intéressant de lire une bonne synthèse.

Veuillez noter que conformément à sa politique quand il s'agit de présentation de documents, la JTF a tout recopié tel quel, y compris les fautes d'orthographe s'il y en a. Pour le reste, la même structure que l'original a été conservée, c'est à dire que tout ce qui est en italique est le propos de l'équipe éditoriale et les caractères réguliers sont pour les réponses des invités.

Un mage méconnu : Aleister Crowley

Né le 12 octobre 1875, Aleister Crowley est issu d'une famille aisée mais protestante intégriste, ainsi la jeunesse sera-t-elle marquée par une vie facile (voyage sur le continent, alpinisme, éducation par des précepteurs) mais en même temps extrêmement étriquée du fait des croyances de sa famille.

Dès sa majorité, Aleister Crowley, qui a hérité d'une partie de la fortune de son père décédé entre temps, rompt avec son milieu. Il s'inscrit un temps à Cambridge et il mène une vie d'esthète débauché, consacrant son temps aux amours féminins et masculins, à la poésie décadente, aux drogues hallucinogènes, aux voyages lointains (Russie, Indes, Ceylan, Vietnam, Chine, Mexique, etc.), à l'alpinisme, à l'engagement politique pro-irlandais (durant la guerre de 14-18 il se mettra, comme beaucoup d'autres partisans de l'indépendance de l'Irlande, au service de l'Allemagne), etc.

Dans le même temps, Aleister Crowley découvre l'occultisme à travers l'Aube dorée (Golden Dawn), l'Eglise celtique et la Maçonnerie égyptienne.

Lors de ses voyages en Orient, il s'initie au yoga tantrique et au bouddhisme ésotérique. En 1904, au Caire, sa vie bascule. Une entité suprahumaine lui révèle le Livre de la loi, un texte d'essence nietzschéenne qui annonce l'arrivée d'une nouvelle ère.

Aleister Crowley va, à partir de ce moment, consacrer toute sa vie à répandre et à chercher, pour lui et ses disciples, l'initiation ultime. D'un côté il contactera tout ce que la planète compte de personnalités à l'époque pour tenter de les convaincre de l'intérêt du Livre de la loi, de l'autre il réunira autour de lui, dans deux ordres, l'Ordre des templiers d'orient (Ordo templi orientis) et l'Étoile d'argent (Astrum argentinum), ses élèves - thélèmites -, qu'il soumettra à de dures épreuves. De 1920 à 1923, prenant le nom de maître Thérion, il réside en Sicile, à Cefalu, avec ses principaux disciples, dans une communauté qu'il nomme l'Abbaye de Thélème, et dont la règle se résume en ces mots :

« Fais ce que tu veux, telle sera la loi. L'amour est la loi, l'amour soumis à la volonté. »

Expulsé d'Italie par le gouvernement fasciste, Aleister Crowley, après quelques séjours en Tunisie et en France, finira sa vie en Grande Bretagne le 1er décembre 1947, non sans avoir été traîné dans la boue à de nombreuses reprises par les journaux de son pays, qui lui reprochaient tant ses activités occultistes que sa prétendue dépravation.

Aleister Crowley a laissé une oeuvre écrite très importante et de nombreux disciples. On peut sans craindre de se tromper affirmer avec Robert Amadou qu'il est « le plus grand, le plus inquiétant et, peut-être, le seul magicien du XXe siècle occidental ». Il est cependant mal connu en France.

Pour pallier cette situation nous vous livrons ci-dessous un dossier qui tourne autour de deux entretiens.

Le premier de Christian Bouchet, docteur en ethnologie, spécialisé dans l'étude des mouvements magiques et occultistes, auteur de deux ouvrages sur Crowley (dont l'un a été traduit en anglais et en espagnol), et qui est considéré comme un des meilleurs spécialistes de Crowley et du thélémisme.

Le second avec le Frère Marcion, actuel dirigeant des Grandes loges européennes de l'Ordre du temple d'orient et de l'Étoile d'argent.

Entretien avec Christian Bouchet

L'Originel : Christian Bouchet, vous venez de consacrer une thèse de doctorat à Aleister Crowley et à ses disciples. Pourquoi avoir choisi un tel thème de recherche ?

Christian Bouchet : Parce que l'on a assisté, ces dix dernières années, parallèlement à l'essoufflement des nouveaux mouvements religieux, à la montée des nouveaux mouvements magiques. Or ces derniers sont pour une bonne part influencés par la pensée de Crowley, parfois d'ailleurs indirectement et sans en avoir conscience. De même, toute une partie de la culture - principalement musicale - de la jeunesse européenne est imprégné de thèmes crowleyens. Il fallait donc qu'une étude soit menée avec le sérieux universitaire nécessaire sur le thélèmisme - c'est à dire sur la pensée de Crowley et de son école -, sur ses origines et sur ses avatars. C'est à cela que je me suis employé.

Pourriez-vous nous préciser quelle différence vous faites entre nouveaux mouvements religieux et nouveaux mouvements magiques ?

Les nouveaux mouvements religieux correspondent à ce que la grande presse nomme les « sectes ». Il s'agit de courants religieux organisés mais non encore institutionnalisés. Les sociologues ont pu constater que les rejoignaient principalement des êtres humains en état de détresse, en « fuite sociale » devant un monde complexe (soit physiquement soit intellectuellement), qui refusent la lutte pour la vie et qui sont à la recherche d'une nouvelle famille. Majoritairement, ce sont des vaincus de la vie, des éléments en voie d'exclusion ou de marginalisation sociale.

Les nouveaux mouvements magiques, au contraire, regroupent des individus qui veulent affronter le monde, qui veulent savoir ce qu'il y a derrière son apparente complexité et qui pensent, grâce à la magie, à la fois découvrir ses règles et pouvoir agir sur lui. Le recrutement social est aussi très différent, car ceux qui participent aux nouveaux mouvements magiques sont habituellement aisés et diplômés.

Il semble que, dans l'histoire de l'occultisme, Crowley occupe une place tout à fait particulière...

Oui, Crowley est tout d'abord un héritier qui recueille l'acquis de diverses traditions et un créateur qui a été à l'origine d'un courant tout à fait nouveau.

Crowley s'est tout d'abord formé dans la maçonnerie, puis à l'Aube dorée, il a étudié le yoga et les doctrines orientales. Selon ses propres termes il a estimé que tous ces enseignements contenaient trop de théorie et pas assez de pratique et, donc, rendaient l'illumination difficile à atteindre dans une vie. Donc il s'est donné comme but de créer un nouveau corpus, plus pratique que théorique, permettant d'arriver à celle-ci dans des délais assez brefs.

Pour ce faire, il a mélangé des pratiques yogis aux invocations des mages du moyen âge et du XVIIe siècle. C'est le premier qui va réellement mettre l'accent sur la fusion des méthodes opératives occidentales et orientales.

Aleister Crowley a aussi été le premier à expimenter et à remettre en pratique d'une manière intensive la magie énochienne de John Dee et d'Edward Kelly, qu'avait redécouverte l'Aube dorée. Grâce à lui cette forme très particulière de magie ne sera plus un sujet d'étonnement et d'érudition mais d'une manière d'obtenir, d'une façon sûre et assez rapide, la connaissance de son Saint ange gardien.

Enfin, c'est encore Crowley qui va donner à la magie sexuelle ses lettres de noblesses.

On a pu, à son propos, parler de mysticisme athée. Est-ce une notion réellement adaptée ?

Oui, il y a réellement une forme particulière d'athéisme chez Crowley. Pour lui la divinité n'existe pas en elle-même, mais est un état de conscience que tout être humain devrait pouvoir atteindre s'il se donnait la peine de pratiquer le travail magique. Là, Crowley, qui affirme « Il n'y a de Dieu que l'homme », se place dans la même perspective qu'Hermès Trismégiste (« C'est le but de tout ceux doués d'intelligence que de devenir Dieu »), qu'Angelus Silesius (« Le ciel est en toi, et chercher Dieu ailleurs, c'est le manquer toujours » ou « Homme, ne reste donc pas homme, il faut monter le plus haut qu'on le peut. Chez Dieu, il n'y aura que les Dieux de reçus »), que Novalis (« Enfants de Dieu, germes divins nous sommes. Un jour nous serons ce que notre père est ») ou qu'Evola (« L'homme est un Dieu qui ne sait pas qu'il est tel, et c'est uniquement ce non savoir qui le fait homme »).

Par certains côtés on a pu considérer Crowley comme un précurseur du mouvement hippie et d'une partie de la culture de la jeunesse contemporaine.

On trouve chez Crowley et les hippies certains intérêts communs : le mysticisme, la sexualité libérée des pesanteurs sociales, l'usage des drogues. Une personnalité comme Timothy Leary, qui a eu une certaine influence idéologique sur le mouvement hippie, ne cachait pas qu'il se référait à Crowley. Mais ce qu'il faut quand même bien voir c'est que la vision du monde des hippies était très pacifiste, très soft, ce qui n'était pas du tout la pensée de Crowley, lui qui a écrire des phrases comme : « Nous n'avons rien à voir avec les proscrits et les incapables : laissez-les mourir dans leur misère. Ecrasez le misérable et le faible, c'est la loi des forts. c'est notre loi et la joie du monde. »

Il est par ailleurs très difficile, en fait, de faire l'état des lieux de l'influence de Crowley sur la culture moderne. D'un côté, il faut voir qu'un certain nombre d'artistes - et, à leur suite, d'individus - se sont revendiqués ou se revendiquent de Crowley uniquement pour la « frime », pour bénéficier de l'aura de son côté sulfureux. On peut ranger parmi ceux-ci des chanteurs comme David Bowie (qui fait référence à Crowley dans Quick Sand), les Beatles (Crowley figure sur la pochette de leur disque Sergeant Pepper) et des groupes comme Police, Blood and rose, Taxi girl, Killing joke, etc.

D'un autre côté, certains groupes musicaux semblent mener des recherches mêlant musique expérimentale et magie, et cela d'une manière existentielle. On peut citer par exemple Current 93, Sol invictus, Ain soph, etc., ou des musiciens comme Jimmy Page, de Led Zeppelin, qui possède la plus importante collection de crowleyana et qui fut un temps propriétaire de Boleskine, l'ancien château du mage. Mais c'est un courant très marginal, qui n'est quasiment jamais en contact avec le grand public. Et dont l'influence sur la culture de la jeunesse est extrêmement mesuré.

On a aussi parlé de liens avec le nazisme et le satanisme ?

Les liens occultisme/nazisme/satanisme sont la tarte à la crème classique de tout ceux qui écrivent sur la magie ou l'ésotérisme sans rien y connaître. C'est une mode qui a été en grande partie lancée par le couple infernal Bergier-Pauwels. En réalité, il est bien évident que ces liens sont inexistants et que l'ariosophie ou la loge Thulé sont des phénomènes extrêmement marginaux dans l'histoire du totalitarisme national-socialiste.

En ce qui concerne Crowley, même si, par sympathie avec le nationalisme irlandais, il a, durant la première guerre mondiale, collaboré à la propagande de guerre des Empires centraux, il a toujours été hostile aux Allemands. Il n'existe pas l'ombre d'une preuve qu'il ait pu avoir l'espace d'un instant de la sympathie pour Hitler et son mouvement. Et même si il en avait eu, le fait qu'il soit, lors d'un passage à Berlin, passé à tabac par des SA, puis que les loges allemandes de l'O.T.O. soient fermés par la Gestapo et leurs dirigeants envoyés en camp de concentration, aurait rapidement mis fin à cette sympathie.

En fait, Crowley était à l'origine un réactionnaire radical, assez partisan de ce que Marx a nommé un « socialisme féodal ». Puis il y a eu la révélation d'Aiwass, la croyance dans l'arrivée du nouvel éon, précédé par un équinoxe « de feu et de sang », et Crowley s'est alors intéressé - au lendemain de la guerre de 14-18 - aux mouvements totalitaires qui, pensait-il, pouvaient hâter l'avènement de cette nouvelle ère.

Il a alors eu des sympathies pour le fascisme mussolinien, qui était à l'origine très anti-catholique et anti-clérical. En cela il ne faisait qu'avoir une position semblable à celle d'autres grands occultistes et/ou maçons qui eurent une vision très positive du fascisme des premières années : Reghini, Frosini, Yeats, Evola, Fuller, etc. Mais cet engouement ne dura pas, et le rapprochement de Mussolini avec la papauté, les accords du Latran, firent de lui un adversaire résolu du fascisme qui écrivit plusieurs textes de satire concernant ce courant politique et qui fut, de ce fait, expulsé d'Italie.

Crowley a sans doute mis plus d'espoir dans le communisme soviétique, et pendant plus longtemps. Il y voyait une révolution plus résolue, une véritable table rase détruisant l'ancien monde dans sa totalité. Il a dédié certaines de ses oeuvres à Lénine et à Trotsky, il a entretenu des rapports avec des dirigeants communistes (dont l'Allemand Thaelmann), il a tenté d'envoyer certains de ses disciples prêcher la loi de thélème en URSS...

Quoiqu'il en soit, Crowley n'a jamais adopté, pour lui-même et pour ses ordres, une de ces idéologies. Ce qui l'intéressait c'était de se servir de celles-ci pour son propre but, c'est à dire aider à l'avènement de l'éon d'Horus et à l'établissement sur terre de la loi de Thélème.

Pour ce qui est du satanisme, Crowley ne l'a jamais été. Et Satan n'a pas de place dans sa théorie, où l'homme doit devenir Dieu, un point c'est tout. Par contre, il est exact que, plus récemment, certains de ses disciples tardifs ont mêlé crowleyanisme et satanisme ; c'est le cas, par exemple, de ceux qui ont créé le Temple de Seth. Le fondateur de celui-ci, un certain Aquino, est un officier supérieur de l'armée américaine qui était entré à l'Eglise de Satan de La Vey. Dans le courant des années 60, il a quitté cette « église » et a constitué le Temple de Seth, qui mélange satanisme, religion égyptienne et magie thélémite. De surcroît, ce temple, comme d'ailleurs l'Eglise de Satan, se réfère - pour revenir sur la première partie de cette question - à un « nazisme ésotérique » qui aurait été occulté et seulement connu de l'élite de la SS ! ...

En terme de structures, quel est l'héritage de Crowley ?

L'engagement crowleyen passe, si l'on est orthodoxe, par affiliation simultanée à trois groupes : L'Ordre du temple d'orient, l'Etoile d'argent et l'Eglise catholique gnostique.

L'Ordre du temple d'orient est une organisation para-maçonnique en 11 degrés. Sa caractéristique principale est de pratiquer des initiations de type sexuel dans ses hauts grades. L'Etoile d'argent reprend la structure de l'Aube dorée et son enseignement, mais d'une manière épurée, simplifiée. Quant à l'Eglise gnostique catholique, son enseignement culmine dans une messe dont l'élément central est un coït rituel... Cela dit, le but de ces trois structures n'est pas la gaudriole mais l'atteinte d'un autre niveau de conscience, assimilé par les disciples de Crowley à l'état de divinité et les rites sexuels, comme l'usage rituel de stupéfiants en loge, n'ont qu'un seul but : faciliter cette modification de la conscience. Ils se doublent d'ailleurs de nombreuses pratiques physiques et psychiques, compliquées et pénibles, constituant une forme de yoga.

Ni l'Ordre du temple d'orient ni les deux autres structures ne sont restées unies après le décès de Crowley, et il en existe actuellement une dizaine de variétés concurrentes.

La situation est telle que, d'un point de vue filiation, il quasiment impossible de décider lequel des O.T.O. est le véritable continuateur de l'oeuvre de Crowley. De surcroît, on trouve sur le marché de l'occultisme une trentaine de conventicules thélèmites dérivés, qui portent des noms comme Ordre des illuminés de Thanateros, Fraternité de Saturne, Temple de Thélème, Temple de la jeunesse psychique, etc.

Et en France ?

Il y a eu une présence de l'Ordre du temple d'orient dès avant la première guerre mondiale, puisque le célèbre mage Papus en fut membre. Dans l'entre-deux-guerres, Crowley a séjourné à plusieurs reprises en France et y a compté une petite poignée de disciples, qui se sont dispersés avant le second conflit mondial.

Il n'y a eu une résurgence du thélèmisme en France qu'à partir de la fin des années 70 avec l'apparition de la Société Aleister Crowley, la publication du trimestriel Thélèma, puis la création de loges de l'O.T.O. à Paris et à Nantes.

Actuellement, il y a trois branches concurrentes de l'Ordre du temple d'orient en France, deux sont des succursales d'obédiences américaine, l'autre est autochtone et indépendante. L'Etoile d'argent est aussi représentée, ainsi que l'Eglise gnostique catholique.

On peut estimer la mouvance crowleyenne au sens large à 400 personnes dans notre pays, avec guère plus d'une cinquantaine travaillant dans les loges des différents groupes concurrents que je viens de citer.

Entretien avec le Frère Marcion

Charles Antoni : Frère Marcion pourriez vous vous présenter à vos lecteurs ?

Frère Marcion : Sur le plan profane, j'ai quarante ans et j'exerce une profession libérale. Sur le plan de la recherche spirituelle, je suis Xe de l'Ordre du temple d'Orient, évêque gnostique et et hiérophante de l'Etoile d'argent. Je suis membre de la mouvance thélèmite depuis le début des années 80. J'ai commencé au sein de l'O.T.O. puis, tout en restant membre de cet ordre, j'ai bifurqué vers l'Etoile d'argent, dont le travail correspond plus à ma recherche.

Justement, pourriez-vous nous éclairer sur le but de la pratique thélèmite et sur les différences entre les trois structures qui s'en revendiquent ?

Le but de la pratique thélèmite c'est devenir Dieu. Crowley a écrit : « Il n'y a qu'une seule définition principale de l'objet de tout le rituel magique, c'est l'union du microcosme avec le macrocosme. Le rituel suprême et complet est, par conséquent, l'invocation du Saint Ange Gardien, ou, en langage mystique, l'union avec Dieu. » On est loin ici de la magie, entendue dans un sens commun, qui est un moyen d'obtenir divers pouvoirs sur les êtres, les éléments ou les choses à l'aide d'esprits, d'anges ou de démons, et grâce à l'usage de formules, d'invocations ou de rituels.

Cette magie comme quête gnostique suppose d'abord une théorie de l'homme. Pour celle-ci, Crowley s'appuie sur le schéma cabbalistique de l'arbre des Séphiroth. Il faut, selon lui, distinguer dans l'homme l'âme animale, ou Nephesh, et l'âme intellectuelle, ou Rouach, qui correspondent aux sept Séphiroth inférieurs. Au dessus de ces âmes il y a trois principes : Neshamah, l'intuition compréhensive, H'Iyah, le principe créateur et actif, et Ieh'Udah, l'unité parfaite, l'étincelle divine en chaque homme.Le travail du mage thélèmite est de s'élever d'inition en initiation, de Séphira en Séphira. Le premier seuil important est passé lorsqu'il atteint Tipheret et devient Adeptus Minor. Il accède alors à « la connaissance et à la conversation de son Saint Ange Gardien ». Il n'y a pas encore là fusion avec la divinité, mais découverte de celle-ci, qui reste conçue comme une entitée séparée. Il faut donc continuer à pregresser jusqu'à Kether, où, devenu Ipsissimus, le mage découvre Ieh'Idah - l'unité intérieure, Dieu qui n'est autre que le vrai soi, sa vraie nature et sa vraie volonté - et accède au grand tout, à l'Ain Soph. Mais pour cela, il faut avoir « traversé l'abîme », c'est à dire avoir abandonné la conscience distinctive, dualiste, et avoir atteint la conscience unitaire où les contradictions ne sont plus perçues comme telles.

Pour constituer l'unité en soi, pour obtenir « l'union avec Dieu », Aleister Crowley propose deux démarches, une qu'il appelle mysticisme, et qui est, en fait, une forme de yoga, une autre qui est la magie cérémonielle. Or, au niveau des structures thélèmites, il n'y a que l'Etoile d'argent qui propose un cursus et une pratique qui corresponde à ce voyage spirituel.

L'Eglise gnostique catholique n'existant que par un rituel, celui de la messe gnostique, et l'Ordre du temple d'orient étant une structure paramaçonnique à XI degrés destinée à répandre une idée, celle du thélèmisme, plutôt qu'à amener ses membres à la libération.

On dit que le sexe joue un grand rôle dans la pratique magique des disciples de Crowley. Est-ce exact ?

Oui. Crowley croit que pour atteindre des niveaux supérieurs de conscience on peut utiliser des techniques permettant « le passage de seuils » par l'atteinte d'états physiques et psychiques inhabituels. D'où son usage, à des fins magiques, de l'alcool, des drogues et des rapports sexuels.

Crowley a écrit : « l'excitation sexuelle est seulement une forme dégradée de l'extase divine », l'obtention de cette extase par la coït, par ce qu.il nomme « l'union intime avec son propre opposé », permet la reconstitution de l'andorgyne, du Rébis primordial, et l'orgasme peut provoquer chez les partenaires un passage de seuil soudain, une illumination subite. Dans cette optique, les amants s'identifient mutuellement à des divinités. Ainsi, Crowley se voulant « la bête 666 » ses partenaires devenaient naturellement la « femme écarlate » de l'Apocalypse de Jean.

Aleister Crowley s'est aussi servi du sexe dans d'autres buts. Tout d'abord comme un moyen, parmi d'autres ou accompagné d'autres (drogue, alcool), d'entrer en transe et d'obtenir ainsi un contact avec une forme divine dégradée ; c'est ainsi qu'il entra en contact avec les « esprits » - en fait des parcelles de son moi - Amalantrah et Ab ul Diz. Ensuite dans une optique de magie utilitaire, en estimant que l'énergie déchargée au moment de l'orgasme peut être mentalement dirigée et utilisée pour influer sur un événement ou pour obtenir quelque chose.

Ainsi Crowley effectua-t-il, par exemple, des accouplements magiques - qu'il nommait opus - pour obtenir de largent, découvrir la solution à un problème ou sortir d'une maladie. Le sperme, mêlé aux sécrétions féminines, résultant de ces activités était sensé, pour lui, être doté de « pouvoirs », et était utilisé pour consacrer des pantacles ou des talismans.

Il semble que le thélèmisme soit aussi un messianisme. Qu'en pensez-vous ?

En 1904, Aleister Crowley eut la révélation du Livre de la loi. De la lecture et de l'analyse de celui-ci, il tira deux conclusions. L'une, d'un grand intérêt pour le travail mystique, qu'il faut, avant tout travail, découvrir son « vouloir vrai » - nous pourrions dire sa vraie personnalité cachée sous les conditionnements et les convenances. L'autre, qui donna effectivement naissance à un messianisme, étant que le monde serait une succession d'éons et qu'un nouvel éon - celui d'Horus - aurait commencé en 1904, dont Crowley serait à la fois le prophète et le messie. Ce messianisme n'est pas accepté par tous les thélémites. On peut estimer que plus ceux-ci travaillent sur eux-mêmes, plus ils sont indifférents vis à vis de celui-ci.

Certains auteurs ont cru relever des ressemblances entre l'enseignement de Crowley et celui de Gurdjieff. Est-ce exact et si oui, à quoi attribuez vous cela ?

S'il ont vécu à la même époque, et si à un certain moment ils ont été quasiment voisins, Gurdjieff et Crowley ne se sont jamais rencontrés. Par contre, ils ne pouvaient pas ne pas entendre parler l'un de l'autre.

Toutefois, il ne semble pas qu'il y ait eu influence de l'un sur l'autre. En fait, comme leur recherche était similaire, il était normal que certains enseignements se ressemblent. Quand on monte vers le sommet d'une montagne, les sentiers finissent par se rejoindre pour n'en former plus qu'un. Ces similitudes, je les ai trouvées, pour ma part, dans tout ce qui concerne l'attention, la non dispersion, le travail sur l'esprit.

Si un de nos lecteurs voulait rejoindre la mouvance thélèmite, serait-ce possible, et comment cela se passerait-il ?

Nous ne sommes pas une structure fermée, donc il est toujours possible de nous rejoindre. De surcroît, c'est gratuit. Par contre, nous n'avons aucune vocation à ssister qui que ce soit, donc ceux qui nous rejoignent doivent être capables de se prendre en main et d'agir par eux-mêmes.

Nous ne fonctionnons, en fait, ni en loge ni en ordre mais en réseau, avec des réunions plénières une fois pas trimestre, où nous mettons en commun les résultats de nos recherches individuelles.

vendredi 20 septembre 2013

Aleister Crowley en Russie, Christian Bouchet et Aleksander Douguin

L'administrateur de la Jérusalem des Terres Froides connaît Christian Bouchet depuis l'époque où il travaillait dans une librairie nouvel-âge. La librairie appartenait à Diffusion Raffin, une entreprise aujourd'hui disparue de distribution de livres, spécialisée dans le religieux, l'ésotérique, le conspirationnisme, etc. L'un des hauts-responsables de la business est un grand ami de Pierre Jovanovic du Jardin des livres. Diffusion Raffin distribuait les éditions Pardès au Québec et comme la librairie tenait en priorité tout ce qui était « produits offerts par la maison », l'auteur de ces lignes a suivi les parutions de Christian Bouchet, les B.A.BA sur l'occultisme, le spiritisme, la wicca, le néo-paganisme, les Qui suis-je sur Aleister Crowley, G.I. Gurdjieff, Allan Kardec, la préface à La vie inconnue de Jésus-Christ en Inde et au Tibet de Nicolas Notovitch, etc.

Votre serviteur savait que Christian Bouchet, avec sa thèse de doctorat universitaire, est considéré comme l'un des deux meilleurs spécialistes de Crowley en langue française et qu'il est à couteaux tirés avec l'autre spécialiste du mage anglais, Philippe Pissier. Ce dernier a un site personnel (cliquez sur la phrase en polonais et allez au sommaire) où il présente ce qui avait paru dans son ancienne revue littéraire et ésotérique Les goutelettes de rosée dans les années 90. On retrouve dans ce site un article sur la réception d'Aleister Crowley en Russie et celui-ci mentionne Christian Bouchet et son ami Aleksander Douguin. Le responsable de la JTF ignore quel peut être le niveau de crédibilité de cet article mais puisqu'il existe, il a été décidé de le rapporter ici. C'est sûr que cet écrit est orienté idéologiquement (« fondamentalismes lybien et iranien », vraiment ?) mais tout ne doit pas être faux non-plus. Il pourrait être utile pour une éventuelle investigation de ce qui cache derrière cet « ami sataniste d'Alain Soral ».

Note du 21 septembre 2013 : Christian Bouchet a répondu à la Jérusalem des Terres Froides suite à la parution de cet article. Celui-ci le dénonce comme étant entièrement mensonger, ce qui, il faut bien le reconnaître, est fort possible. L'administrateur de la JTF a décidé de conserver l'article malgré tout (pour l'instant) et vous pouvez lire le droit-de-réponse de M. Bouchet dans la section des commentaires.


MEGA THERION ET SES LIVRES DANS LA TRADITION RUSSE


Par Frater Marcias, rédigé au début des années 2000
Paru sur Paganguild.org

La Russie, non sans raisons, possède la réputation d’être le pays des paradoxes. En dépit du fait qu’une grande partie de sa population se soit toujours intéressée aux connaissances secrètes et ésotériques, à la magie et à l’occultisme, le nom d’Aleister Crowley, le plus grand magicien du XXème siècle, n’y est connu que de quelques personnes.


C’est assez étrange si l’on se souvient que Crowley visita la Russie à deux reprises (en 1898 et en 1913), et qu’il y rédigea des textes célèbres comme la Messe Gnostique, l’Hymne à Pan, La Cité de Dieu, etc. Comme l’écrit W.F. Ryan dans son remarquable article The Greast Beast in Russia, Crowley s’intéressa à la Russie et un certain nombre de ses écrits traitent, à certains égards, de ‘thèmes russes’. Des personnes d’origine russe figuraient également au nombre de ses intimes. Ainsi : un membre de ‘l’Argenteum Astrum’, George Raffalovich, qui finança The Equinox publié par Crowley, et Marina Lavrova qui fut un temps Femme Ecarlate de la Grande Bête.


Cependant, la ‘Russie ésotérique’ et Aleister Crowley échouèrent à se rencontrer au cours de sa vie. Pourquoi ? Peut-être existe-t-il plusieurs réponses à cette question mais il semblerait que les occultistes, théosophes et maçons russes de l’époque n’étaient tout simplement pas familiers de la profonde tradition magique occidentale représentée par Aleister Crowley. Il suffit d’examiner les publications ésotériques prérévolutionnaires pour s’apercevoir que les choses les plus en vogue dans la Russie de l’époque étaient les expériences spirites visant à évoquer les esprits et les maladroites tentatives des théosophes et anthroposophes pour allier magie et orthodoxie. Des siècles de domination par l’Eglise Chrétienne condamnèrent les ezoteriki (adeptes des disciplines ésotériques) russes à l’ignorance et au provincialisme. Pour sûr, la situation ne s’améliora pas lorsque le despotisme monarcho-orthodoxe céda la place à la dictature communiste.


Les noms d’Aleister Crowley et de l’Ordo Templi Orientis devinrent connus en Russie, pour la première fois, en 1985 avec la parution du livre : A Throne of Lucifer, critical sketches on magic and occultism, par Yeremey Parnov, auteur de science-fiction. Certes, étant donné la sévère censure de l’époque, le livre de Parnov stigmatisait à la fois la magie, l’occultisme, et Crowley lui-même. Tout en traitant Crowley de ‘sataniste’ (un adepte du Satanisme), l’auteur remarquait qu’on ‘ne pouvait dire qu’il ait manqué de persévérance et de courage’, et reconnaissait que ‘c’est lui qui posa et développa les bases de l’occultisme moderne, son système hiérarchique et sa pratique magique’.


Avant l’effondrement du régime soviétique, plusieurs autres livres furent publiés en U.R.S.S., avec de brèves références à Crowley présenté comme ‘un tricheur, connu pour ses prêches sataniques’ (voir par exemple Invisible empires, secret societies of old and new time in the West, par Efim Chernyak).


Le public russe ne put obtenir des informations plus ou moins détaillées sur la vie de Crowley qu’à l’occasion de la publication (1994) d’assez mauvaises traductions des ouvrages The Occult par Colin Wilson et The Black Arts par Richard Cavendish. Les amusantes anecdotes et stupides déclarations de Wilson au sujet de Crowley devinrent un véritable trésor pour certains auteurs russes, lesquels pouvaient abondamment y puiser sans même se donner la peine de citer leur source.


The Occult’ de Wilson servit de base à deux ouvrages russes ‘originaux’ consacrés à Crowley, et publiés en 1999 et 2000. Il y eut Aleister Crowley (collection Great magicians and witches, créée par Nikolay Nepomnyashchiy) et un roman intitulé Prisoner of Evil par Igor Minutko. Ces productions littéraires sont si faibles qu’il est impossible d’en livrer une quelconque recension en gardant son sérieux. Il faut néanmoins dire quelques mots au sujet du roman de Minutko. Pour la première fois, Crowley y apparaît comme personnage de roman. Sur ordre du renseignement britannique, il y combat le ‘bon magicien’ Georgy Gyurgiev, puis aide Hitler, etc. Tout cela est copieusement assaisonné d’une écœurante rhétorique orthodoxe, la Russie étant choisie par Dieu, etc. Crowley est un personnage incontournable des ouvrages orthodoxes anti-sataniques.


Il faut noter, chose amusante, que le premier texte de Crowley édité en Russie ne fut aucun de ses écrits classiques sur la Magick mais un court extrait de An Astrologie, Archetypes of the Astral Universum according to Mythology and Western Tradition. Dans l’introduction, on affirme que Crowley fut un ‘célèbre magicien’, et c’est tout ce qu’un lecteur curieux peut y apprendre à son sujet.


Les travaux de Crowley sur la Magick apparurent en Russie pour le cinquantième anniversaire de sa mort – en 1997. A cette date, l’œuvre la plus célèbre de Crowley, Le Livre de la Loi, traduite par le fameux astrologue russe Yevgeny Kolesov, fut publiée dans une petite ‘revue de recherche spirituelle’ : Potok. Bien sûr, conformément à la tradition russe, on ne put s’empêcher de faire jouer la censure, même dans pareil contexte. Kolesov supprima donc un passage du chapitre III contenant la description de Rituels Magiques à effectuer devant la Stèle de la Révélation, ‘car il contient, sans aucun code secret, des formules magiques (…) pouvant constituer un piège pour l’ignorant’ (telle est son explication). De même, il supprima un passage qui, d’après Kolesov, comportait ‘une série d’expressions extrêmement péjoratives adressées aux grandes religions mondiales’. Néanmoins, le texte intégral du Livre de la Loi se trouvait déjà à cette date sur Internet et l’on pouvait aisément retrouver les fragments omis.


La même année, un ensemble de textes de Crowley fut publié par les Editions ‘Unicorn’, sises dans la ville d’Ufa : ‘Aleister Crowley : The Book of the Law, Biography, Tarot Baphomet’. Cet ensemble contenait principalement des choses déjà connues du public russe : la biographie de Crowley tirée du livre XX century’s mystics par Elisabeth Wonderhill (déjà publié auparavant), la réédition récurrente d’un chapitre sur Crowley tiré du livre de Wilson, une nouvelle traduction du ‘Livre de la Loi’ (cette fois sans omissions et avec une introduction), et une interprétation du Thoth Tarot. La seule nouveauté de cette compilation était un texte étrange, Victor Neuburg : Crowley in Berlin, 1938. Il est écrit à la première personne (soit Neuburg) et il y est rapporté une conversation qui aurait eu lieu entre Crowley et Huxley. La phrase centrale en était : ‘Vous ignorez, bien sûr, que ce sont les deux plus importantes personnalités de l’O.T.O. qui ont personnellement fait Adolf Hitler’. Evidemment, les lecteurs russes qui ne prirent pas cette histoire pour une fiction (ce qu’elle était) mais comme une sorte de témoignage ou de documentaire, tirèrent de ces paroles les conclusions que l’on peut imaginer. Dans les faits, le seul lien entre l’O.T.O. et Hitler fut que ce dernier expédia Karl Germer – n°2 de l’O.T.O. et chef de la branche allemande – en camp de concentration. Mais peu de gens en Russie savaient cela. (Martha Kuntzel, astrologue allemande et membre de l’O.T.O., prétendait être l’astrologue d’Hitler, mais la fausseté de cette allégation fut démontrée).


Il est cocasse de noter que, pour le 50ème anniversaire de la mort de Crowley, même les journaux russes se mirent à publier ses textes. Par exemple, le Liber Cheth, et un portrait par Crowley de son épouse Rose Kelly, furent publiés dans Limonka, un périodique du parti (droite radicale) National-Bolchévique. La traduction de ce texte fut effectuée par un écrivain, et DJ de Radio-101, dénommé Georgy Osipov (lequel s’est occupé des textes de Crowley durant plusieurs années). Elle est de qualité suffisante. On peut se demander ce que comprirent les radicaux de droite à ce texte extrêmement sophistiqué, traitant de Magie Sexuelle et concernant les plus hauts grades de l’initiation. Souhaitons qu’ils en aient au moins apprécié la poésie.


Il importe de signaler qu’au début des années 90 les nationaux-bolchéviques et leur principal idéologue Alexandre Douguine tentèrent de faire connaître Crowley aux masses populaires avec une enviable persistance. Il ne s’agissait pas, bien sûr, du Crowley ésotérique ou du Crowley magicien mais du Crowley ‘révolutionnaire-conservateur’, courageux adversaire du ‘régime mondialiste’.


Tout commença début 1993 avec la visite à Moscou d’un remarquable personnage se faisant appeler ‘Frater Marcion’, chef de l’O.T.O. en France. Des extraits d’un entretien furent diffusés dans le programme télévisé de Douguine, puis repris dans la deuxième livraison de son almanach intitulé Mily Angel, ainsi que dans l’ouvrage The way to Apocalypses, knocking to the Golden Gate (première édition, 1997), par Yury Vorobyevsky, compagnon de Douguine à l’époque. Après s’être présenté comme le chef de la branche française de l’O.T.O., le ‘Frater Marcion’ se mit à gloser verbeusement sur les étroites connections entre nazisme et sociétés secrètes, et prétendit que tout ‘ce qui était dit sur ce qui se passait dans les camps de concentration nazis relevait d’une immense exagération’. Puis il promit aux spectateurs, de manière sentencieuse, ‘qu’ils verraient par eux-mêmes les fruits de sa visite en Russie dans un avenir proche’. Il avait tout à fait raison pour ce qui est de cette dernière allégation.


Mais, tout d’abord, précisons quelques points : le véritable nom du ‘Frater Marcion’ est Christian Bouchet. Dans son pays natal, il est moins célèbre pour ses recherches sur la magie que pour ses activités dans un groupe néo-nazi nommé Nouvelle Résistance, son infatigable combat contre le sionisme et les amitiés particulières l’unissant à des fondamentalistes libyens et iraniens. Il n’a jamais été le chef d’une branche française de l’O.T.O. De fait, Bouchet fut membre de l’Ordre durant une dizaine d’années avant d’en être exclu, pour en avoir violé les règles, juste après avoir reçu son premier degré d’initiation. Signalons qu’il fut exclu de l’Ordre en 1992, avant même sa visite en Russie.


Difficile de dire si la crapule française dupa les ‘révolutionnaires-conservateurs’ russes qui lui offrirent l’opportunité de parler au nom de l’O.T.O. dans leurs médias ou si eux-mêmes participèrent à la fraude.


Il ne faudrait cependant pas imaginer que les ‘révolutionnaires-conservateurs’ soient trop scrupuleux. Pour exemple : ils inclurent dans leur émission TV en date de 1995, ‘Mystères du siècle’, traitant entre autres de l’O.T.O. et de Crowley, des extraits du film anti-maçonnique ‘Forces Occultes’ (1943), réalisé par le fasciste français Bernard Fey. Une voix off affirmait que ‘cette séquence avait été tournée dans une Loge du Rite Ecossais’. Cette manipulation était exclusivement basée sur la totale ignorance du public russe qui ne connaissait pas le film et prit donc les acteurs pour de véritables francs-maçons.


Il est comique de noter que, la même année, les ‘révolutionnaires-conservateurs’ tentèrent de se servir du nom de Crowley dans le cadre de leur campagne électorale de 1995 (ils visaient le Parlement russe). Au cours des concerts préélectoraux organisés pour la jeunesse, on put les entendre réciter des extraits du Livre de la Loi mixés avec des chants patriotiques de l’époque soviétique. Il y avait aussi des comédiens qui, avec des marionnettes, mimèrent des cérémonies de magie sexuelle. La magie sexuelle des marionnettes fonctionna mal et la campagne électorale d’Alexandre Douguine, leader des révolutionnaires-conservateurs, fut un échec.


Il semblerait qu’après cela nos ‘révolutionnaires-conservateurs’ aient été déçus par Crowley : ils tentèrent alors, ardemment, de se lier d’amitié avec les vieux-croyants russes. Cela semble avoir influencé leur publication des traductions déjà effectuées des écrits de la Grande Bête sur la Magick. Dans la troisième livraison de l’almanach Mily Angel (1998), Le Livre de la Loi fut à nouveau publié avec des passages censurés. Une note précise : ‘des blasphèmes ont été omis, lesquels à notre avis ne sauraient être publiés dans une contrée orthodoxe’.


La même année, la traduction du Livre de la Loi par Yevgeny Kolesov fut rééditée : encore avec les omissions. Le volume incluait également les textes intégraux du Livre des Mensonges et du roman Moonchild.


Le principal défaut de cette édition était l’absence quasi complète des indispensables commentaires. Le résultat en fut que non seulement l’humour subtil de Moonchild mais même le sens de certains passages de ces textes étaient absents.


Une production supérieure en qualité vit le jour cette année-là : Magick, Theory & Practice par Aleister Crowley, en deux volumes (publiés chez Lokid-Myth). La qualité de la traduction aurait pu être meilleure, et les commentaires plus détaillés, mais c’était néanmoins la première fois que les Thélémites Russes pouvaient se procurer l’œuvre qui les aiderait à se faire une idée plus ou moins adéquate de la Magick Thélémite.


Enfin, en 2000, Janus Books édita Eight Lectures on Yoga. Certains extraits du Liber IV, portant sur les techniques yogiques, figurent en appendice. Cependant, l’édition ne contient aucune référence aux sources originales. Cette édition est remarquable car elle contient une traduction de la préface rédigée par le chef de l’O.T.O. : Hymenaeus Beta, Frater Superior. Bien sûr, conformément à la tradition russe, ni Hymenaeus Beta, ni l’O.T.O. qui possède les copyrights de Crowley, ne furent informés du projet.


La publication des principaux écrits de Crowley inaugura en Russie la tradition de la Magick Thélémite. Le premier membre russe de l’O.T.O. fit son apparition il y a quelques années. En 1998, les thélémites russes éditèrent une nouvelle traduction du Livre de la Loi, dont la fidélité fut le fruit de grands efforts. Supervisée par l’O.T.O., cette traduction bénéficia du concours de ses dirigeants. D’autres traductions des écrits de Crowley sont également prêtes pour la publication.


Au printemps 2000, le Suprême Conseil de l’Ordre délivra une Charte pour la fondation de la première branche russe de l’O.T.O. : le Camp Pan’s Asylum. Les membres de l’Ordre qui visitèrent récemment la Russie répétèrent que la Magick de Thelema connaîtrait un grand nombre d’ardents disciples dans ce pays. Il existe des raisons de penser que cette prévision s’avèrera exacte dans un proche avenir.

Source : http://oto.ru/cgi-bin/article_eng.pl?eng/articles/russia/cr_rus_books.txt
Traduction © Yury Domashenko, 2002 e.v.