La Jérusalem des Terres Froides
ouvre un nouveau libellé appelé Christian Bouchet.
Après avoir relayé un article issu des collections de Philippe
Pissier sur Aleister Crowley en Russie où l'homme est mentionné (à
raison ou à tort), voici un autre document le concernant. Il s'agit
d'une entrevue que Christian Bouchet a donné à la revue L'Originel
au milieu des années 90 sur son travail universitaire se rapportant
à Crowley et ses adeptes. Fait curieux, dans la revue cette entrevue
de Bouchet est immédiatement suivie d'une autre avec un certain «
Frère Marcion », le nom rapporté dans l'article précédent et que
M.Bouchet lui-même a écrit à la JTF pour préciser qu'il n'a
jamais utilisé ce pseudonyme.
L'administrateur
de ce site considère toujours possible l'affirmation de M.Bouchet
quand il dit que l'article de « Frère Marsyas » est « une
succession de mensonges, vraisemblablement volontaires ». Votre
serviteur n'a pas la possibilité de pouvoir confirmer ou infirmer ce
qui est avancé dans les documents qu'il trouve et il ne peut que les
rapporter ici, les lecteurs se feront eux-mêmes leur opinion. Il va
de soi pour l'auteur de ces lignes qu'une entrevue suivie d'une autre
dans une revue n'est pas une preuve en quoi que ce soit. Mais la
coïncidence reste troublante. Si M.Bouchet a raison et qu'il s'agit
de mensonges, peut-être les calomniateurs se sont laissés inspirés
par un exemplaire sous la main.
La
Jérusalem des Terres Froides vous
présente donc l'entrevue que Christian Bouchet a donné à la revue
L'Originel et que l'on
retrouve aux pages 66 à 69 de l'édition no.3 (automne 95), Ordres
magiques et initiatiques, suivi
de l'entrevue du « Frère Marcion » des pages 70 à 72 de la même
édition. Le propos de Bouchet est celui de l'observateur avec le
souci académique et celui de Marcion est celui d'un pratiquant
revendiqué du système du mage anglais. Déjà, pour toute personne
désirant aller plus loin sur Aleister Crowley que les conneries sur
le « satanisme » ou « l'ésotéro-nazisme », cette entrevue de
Bouchet est un excellent début. Les connaisseurs du Mega
Therion n'y apprendront rien de
nouveau mais c'est toujours intéressant de lire une bonne synthèse.
Veuillez noter que conformément à sa politique quand il s'agit de présentation de documents, la JTF a tout recopié tel quel, y compris les fautes d'orthographe s'il y en a. Pour le reste, la même structure que l'original a été conservée, c'est à dire que tout ce qui est en italique est le propos de l'équipe éditoriale et les caractères réguliers sont pour les réponses des invités.
Un mage méconnu : Aleister Crowley
Né le 12 octobre 1875, Aleister Crowley est issu d'une famille aisée mais protestante intégriste, ainsi la jeunesse sera-t-elle marquée par une vie facile (voyage sur le continent, alpinisme, éducation par des précepteurs) mais en même temps extrêmement étriquée du fait des croyances de sa famille.
Dès sa majorité, Aleister Crowley, qui a hérité d'une partie de la fortune de son père décédé entre temps, rompt avec son milieu. Il s'inscrit un temps à Cambridge et il mène une vie d'esthète débauché, consacrant son temps aux amours féminins et masculins, à la poésie décadente, aux drogues hallucinogènes, aux voyages lointains (Russie, Indes, Ceylan, Vietnam, Chine, Mexique, etc.), à l'alpinisme, à l'engagement politique pro-irlandais (durant la guerre de 14-18 il se mettra, comme beaucoup d'autres partisans de l'indépendance de l'Irlande, au service de l'Allemagne), etc.
Dans le même temps, Aleister Crowley découvre l'occultisme à travers l'Aube dorée (Golden Dawn), l'Eglise celtique et la Maçonnerie égyptienne.
Lors de ses voyages en Orient, il s'initie au yoga tantrique et au bouddhisme ésotérique. En 1904, au Caire, sa vie bascule. Une entité suprahumaine lui révèle le Livre de la loi, un texte d'essence nietzschéenne qui annonce l'arrivée d'une nouvelle ère.
Aleister Crowley va, à partir de ce moment, consacrer toute sa vie à répandre et à chercher, pour lui et ses disciples, l'initiation ultime. D'un côté il contactera tout ce que la planète compte de personnalités à l'époque pour tenter de les convaincre de l'intérêt du Livre de la loi, de l'autre il réunira autour de lui, dans deux ordres, l'Ordre des templiers d'orient (Ordo templi orientis) et l'Étoile d'argent (Astrum argentinum), ses élèves - thélèmites -, qu'il soumettra à de dures épreuves. De 1920 à 1923, prenant le nom de maître Thérion, il réside en Sicile, à Cefalu, avec ses principaux disciples, dans une communauté qu'il nomme l'Abbaye de Thélème, et dont la règle se résume en ces mots :
« Fais ce que tu veux, telle sera la loi. L'amour est la loi, l'amour soumis à la volonté. »
Expulsé d'Italie par le gouvernement fasciste, Aleister Crowley, après quelques séjours en Tunisie et en France, finira sa vie en Grande Bretagne le 1er décembre 1947, non sans avoir été traîné dans la boue à de nombreuses reprises par les journaux de son pays, qui lui reprochaient tant ses activités occultistes que sa prétendue dépravation.
Aleister Crowley a laissé une oeuvre écrite très importante et de nombreux disciples. On peut sans craindre de se tromper affirmer avec Robert Amadou qu'il est « le plus grand, le plus inquiétant et, peut-être, le seul magicien du XXe siècle occidental ». Il est cependant mal connu en France.
Pour pallier cette situation nous vous livrons ci-dessous un dossier qui tourne autour de deux entretiens.
Le premier de Christian Bouchet, docteur en ethnologie, spécialisé dans l'étude des mouvements magiques et occultistes, auteur de deux ouvrages sur Crowley (dont l'un a été traduit en anglais et en espagnol), et qui est considéré comme un des meilleurs spécialistes de Crowley et du thélémisme.
Le second avec le Frère Marcion, actuel dirigeant des Grandes loges européennes de l'Ordre du temple d'orient et de l'Étoile d'argent.
Le premier de Christian Bouchet, docteur en ethnologie, spécialisé dans l'étude des mouvements magiques et occultistes, auteur de deux ouvrages sur Crowley (dont l'un a été traduit en anglais et en espagnol), et qui est considéré comme un des meilleurs spécialistes de Crowley et du thélémisme.
Le second avec le Frère Marcion, actuel dirigeant des Grandes loges européennes de l'Ordre du temple d'orient et de l'Étoile d'argent.
Entretien avec Christian Bouchet
L'Originel : Christian Bouchet, vous venez de consacrer une thèse de doctorat à Aleister Crowley et à ses disciples. Pourquoi avoir choisi un tel thème de recherche ?
Christian Bouchet : Parce que l'on a assisté, ces dix dernières années, parallèlement à l'essoufflement des nouveaux mouvements religieux, à la montée des nouveaux mouvements magiques. Or ces derniers sont pour une bonne part influencés par la pensée de Crowley, parfois d'ailleurs indirectement et sans en avoir conscience. De même, toute une partie de la culture - principalement musicale - de la jeunesse européenne est imprégné de thèmes crowleyens. Il fallait donc qu'une étude soit menée avec le sérieux universitaire nécessaire sur le thélèmisme - c'est à dire sur la pensée de Crowley et de son école -, sur ses origines et sur ses avatars. C'est à cela que je me suis employé.
Pourriez-vous nous préciser quelle différence vous faites entre nouveaux mouvements religieux et nouveaux mouvements magiques ?
Les nouveaux mouvements religieux correspondent à ce que la grande presse nomme les « sectes ». Il s'agit de courants religieux organisés mais non encore institutionnalisés. Les sociologues ont pu constater que les rejoignaient principalement des êtres humains en état de détresse, en « fuite sociale » devant un monde complexe (soit physiquement soit intellectuellement), qui refusent la lutte pour la vie et qui sont à la recherche d'une nouvelle famille. Majoritairement, ce sont des vaincus de la vie, des éléments en voie d'exclusion ou de marginalisation sociale.
Les nouveaux mouvements magiques, au contraire, regroupent des individus qui veulent affronter le monde, qui veulent savoir ce qu'il y a derrière son apparente complexité et qui pensent, grâce à la magie, à la fois découvrir ses règles et pouvoir agir sur lui. Le recrutement social est aussi très différent, car ceux qui participent aux nouveaux mouvements magiques sont habituellement aisés et diplômés.
Il semble que, dans l'histoire de l'occultisme, Crowley occupe une place tout à fait particulière...
Oui, Crowley est tout d'abord un héritier qui recueille l'acquis de diverses traditions et un créateur qui a été à l'origine d'un courant tout à fait nouveau.
Crowley s'est tout d'abord formé dans la maçonnerie, puis à l'Aube dorée, il a étudié le yoga et les doctrines orientales. Selon ses propres termes il a estimé que tous ces enseignements contenaient trop de théorie et pas assez de pratique et, donc, rendaient l'illumination difficile à atteindre dans une vie. Donc il s'est donné comme but de créer un nouveau corpus, plus pratique que théorique, permettant d'arriver à celle-ci dans des délais assez brefs.
Crowley s'est tout d'abord formé dans la maçonnerie, puis à l'Aube dorée, il a étudié le yoga et les doctrines orientales. Selon ses propres termes il a estimé que tous ces enseignements contenaient trop de théorie et pas assez de pratique et, donc, rendaient l'illumination difficile à atteindre dans une vie. Donc il s'est donné comme but de créer un nouveau corpus, plus pratique que théorique, permettant d'arriver à celle-ci dans des délais assez brefs.
Pour ce faire, il a mélangé des pratiques yogis aux invocations des mages du moyen âge et du XVIIe siècle. C'est le premier qui va réellement mettre l'accent sur la fusion des méthodes opératives occidentales et orientales.
Aleister Crowley a aussi été le premier à expimenter et à remettre en pratique d'une manière intensive la magie énochienne de John Dee et d'Edward Kelly, qu'avait redécouverte l'Aube dorée. Grâce à lui cette forme très particulière de magie ne sera plus un sujet d'étonnement et d'érudition mais d'une manière d'obtenir, d'une façon sûre et assez rapide, la connaissance de son Saint ange gardien.
Enfin, c'est encore Crowley qui va donner à la magie sexuelle ses lettres de noblesses.
On a pu, à son propos, parler de mysticisme athée. Est-ce une notion réellement adaptée ?
Oui, il y a réellement une forme particulière d'athéisme chez Crowley. Pour lui la divinité n'existe pas en elle-même, mais est un état de conscience que tout être humain devrait pouvoir atteindre s'il se donnait la peine de pratiquer le travail magique. Là, Crowley, qui affirme « Il n'y a de Dieu que l'homme », se place dans la même perspective qu'Hermès Trismégiste (« C'est le but de tout ceux doués d'intelligence que de devenir Dieu »), qu'Angelus Silesius (« Le ciel est en toi, et chercher Dieu ailleurs, c'est le manquer toujours » ou « Homme, ne reste donc pas homme, il faut monter le plus haut qu'on le peut. Chez Dieu, il n'y aura que les Dieux de reçus »), que Novalis (« Enfants de Dieu, germes divins nous sommes. Un jour nous serons ce que notre père est ») ou qu'Evola (« L'homme est un Dieu qui ne sait pas qu'il est tel, et c'est uniquement ce non savoir qui le fait homme »).
Par certains côtés on a pu considérer Crowley comme un précurseur du mouvement hippie et d'une partie de la culture de la jeunesse contemporaine.
On trouve chez Crowley et les hippies certains intérêts communs : le mysticisme, la sexualité libérée des pesanteurs sociales, l'usage des drogues. Une personnalité comme Timothy Leary, qui a eu une certaine influence idéologique sur le mouvement hippie, ne cachait pas qu'il se référait à Crowley. Mais ce qu'il faut quand même bien voir c'est que la vision du monde des hippies était très pacifiste, très soft, ce qui n'était pas du tout la pensée de Crowley, lui qui a écrire des phrases comme : « Nous n'avons rien à voir avec les proscrits et les incapables : laissez-les mourir dans leur misère. Ecrasez le misérable et le faible, c'est la loi des forts. c'est notre loi et la joie du monde. »
Il est par ailleurs très difficile, en fait, de faire l'état des lieux de l'influence de Crowley sur la culture moderne. D'un côté, il faut voir qu'un certain nombre d'artistes - et, à leur suite, d'individus - se sont revendiqués ou se revendiquent de Crowley uniquement pour la « frime », pour bénéficier de l'aura de son côté sulfureux. On peut ranger parmi ceux-ci des chanteurs comme David Bowie (qui fait référence à Crowley dans Quick Sand), les Beatles (Crowley figure sur la pochette de leur disque Sergeant Pepper) et des groupes comme Police, Blood and rose, Taxi girl, Killing joke, etc.
D'un autre côté, certains groupes musicaux semblent mener des recherches mêlant musique expérimentale et magie, et cela d'une manière existentielle. On peut citer par exemple Current 93, Sol invictus, Ain soph, etc., ou des musiciens comme Jimmy Page, de Led Zeppelin, qui possède la plus importante collection de crowleyana et qui fut un temps propriétaire de Boleskine, l'ancien château du mage. Mais c'est un courant très marginal, qui n'est quasiment jamais en contact avec le grand public. Et dont l'influence sur la culture de la jeunesse est extrêmement mesuré.
On a aussi parlé de liens avec le nazisme et le satanisme ?
Les liens occultisme/nazisme/satanisme sont la tarte à la crème classique de tout ceux qui écrivent sur la magie ou l'ésotérisme sans rien y connaître. C'est une mode qui a été en grande partie lancée par le couple infernal Bergier-Pauwels. En réalité, il est bien évident que ces liens sont inexistants et que l'ariosophie ou la loge Thulé sont des phénomènes extrêmement marginaux dans l'histoire du totalitarisme national-socialiste.
En ce qui concerne Crowley, même si, par sympathie avec le nationalisme irlandais, il a, durant la première guerre mondiale, collaboré à la propagande de guerre des Empires centraux, il a toujours été hostile aux Allemands. Il n'existe pas l'ombre d'une preuve qu'il ait pu avoir l'espace d'un instant de la sympathie pour Hitler et son mouvement. Et même si il en avait eu, le fait qu'il soit, lors d'un passage à Berlin, passé à tabac par des SA, puis que les loges allemandes de l'O.T.O. soient fermés par la Gestapo et leurs dirigeants envoyés en camp de concentration, aurait rapidement mis fin à cette sympathie.
En fait, Crowley était à l'origine un réactionnaire radical, assez partisan de ce que Marx a nommé un « socialisme féodal ». Puis il y a eu la révélation d'Aiwass, la croyance dans l'arrivée du nouvel éon, précédé par un équinoxe « de feu et de sang », et Crowley s'est alors intéressé - au lendemain de la guerre de 14-18 - aux mouvements totalitaires qui, pensait-il, pouvaient hâter l'avènement de cette nouvelle ère.
Il a alors eu des sympathies pour le fascisme mussolinien, qui était à l'origine très anti-catholique et anti-clérical. En cela il ne faisait qu'avoir une position semblable à celle d'autres grands occultistes et/ou maçons qui eurent une vision très positive du fascisme des premières années : Reghini, Frosini, Yeats, Evola, Fuller, etc. Mais cet engouement ne dura pas, et le rapprochement de Mussolini avec la papauté, les accords du Latran, firent de lui un adversaire résolu du fascisme qui écrivit plusieurs textes de satire concernant ce courant politique et qui fut, de ce fait, expulsé d'Italie.
Crowley a sans doute mis plus d'espoir dans le communisme soviétique, et pendant plus longtemps. Il y voyait une révolution plus résolue, une véritable table rase détruisant l'ancien monde dans sa totalité. Il a dédié certaines de ses oeuvres à Lénine et à Trotsky, il a entretenu des rapports avec des dirigeants communistes (dont l'Allemand Thaelmann), il a tenté d'envoyer certains de ses disciples prêcher la loi de thélème en URSS...
Quoiqu'il en soit, Crowley n'a jamais adopté, pour lui-même et pour ses ordres, une de ces idéologies. Ce qui l'intéressait c'était de se servir de celles-ci pour son propre but, c'est à dire aider à l'avènement de l'éon d'Horus et à l'établissement sur terre de la loi de Thélème.
Pour ce qui est du satanisme, Crowley ne l'a jamais été. Et Satan n'a pas de place dans sa théorie, où l'homme doit devenir Dieu, un point c'est tout. Par contre, il est exact que, plus récemment, certains de ses disciples tardifs ont mêlé crowleyanisme et satanisme ; c'est le cas, par exemple, de ceux qui ont créé le Temple de Seth. Le fondateur de celui-ci, un certain Aquino, est un officier supérieur de l'armée américaine qui était entré à l'Eglise de Satan de La Vey. Dans le courant des années 60, il a quitté cette « église » et a constitué le Temple de Seth, qui mélange satanisme, religion égyptienne et magie thélémite. De surcroît, ce temple, comme d'ailleurs l'Eglise de Satan, se réfère - pour revenir sur la première partie de cette question - à un « nazisme ésotérique » qui aurait été occulté et seulement connu de l'élite de la SS ! ...
En terme de structures, quel est l'héritage de Crowley ?
L'engagement crowleyen passe, si l'on est orthodoxe, par affiliation simultanée à trois groupes : L'Ordre du temple d'orient, l'Etoile d'argent et l'Eglise catholique gnostique.
L'Ordre du temple d'orient est une organisation para-maçonnique en 11 degrés. Sa caractéristique principale est de pratiquer des initiations de type sexuel dans ses hauts grades. L'Etoile d'argent reprend la structure de l'Aube dorée et son enseignement, mais d'une manière épurée, simplifiée. Quant à l'Eglise gnostique catholique, son enseignement culmine dans une messe dont l'élément central est un coït rituel... Cela dit, le but de ces trois structures n'est pas la gaudriole mais l'atteinte d'un autre niveau de conscience, assimilé par les disciples de Crowley à l'état de divinité et les rites sexuels, comme l'usage rituel de stupéfiants en loge, n'ont qu'un seul but : faciliter cette modification de la conscience. Ils se doublent d'ailleurs de nombreuses pratiques physiques et psychiques, compliquées et pénibles, constituant une forme de yoga.
Ni l'Ordre du temple d'orient ni les deux autres structures ne sont restées unies après le décès de Crowley, et il en existe actuellement une dizaine de variétés concurrentes.
La situation est telle que, d'un point de vue filiation, il quasiment impossible de décider lequel des O.T.O. est le véritable continuateur de l'oeuvre de Crowley. De surcroît, on trouve sur le marché de l'occultisme une trentaine de conventicules thélèmites dérivés, qui portent des noms comme Ordre des illuminés de Thanateros, Fraternité de Saturne, Temple de Thélème, Temple de la jeunesse psychique, etc.
Et en France ?
Il y a eu une présence de l'Ordre du temple d'orient dès avant la première guerre mondiale, puisque le célèbre mage Papus en fut membre. Dans l'entre-deux-guerres, Crowley a séjourné à plusieurs reprises en France et y a compté une petite poignée de disciples, qui se sont dispersés avant le second conflit mondial.
Il n'y a eu une résurgence du thélèmisme en France qu'à partir de la fin des années 70 avec l'apparition de la Société Aleister Crowley, la publication du trimestriel Thélèma, puis la création de loges de l'O.T.O. à Paris et à Nantes.
Actuellement, il y a trois branches concurrentes de l'Ordre du temple d'orient en France, deux sont des succursales d'obédiences américaine, l'autre est autochtone et indépendante. L'Etoile d'argent est aussi représentée, ainsi que l'Eglise gnostique catholique.
On peut estimer la mouvance crowleyenne au sens large à 400 personnes dans notre pays, avec guère plus d'une cinquantaine travaillant dans les loges des différents groupes concurrents que je viens de citer.
En ce qui concerne Crowley, même si, par sympathie avec le nationalisme irlandais, il a, durant la première guerre mondiale, collaboré à la propagande de guerre des Empires centraux, il a toujours été hostile aux Allemands. Il n'existe pas l'ombre d'une preuve qu'il ait pu avoir l'espace d'un instant de la sympathie pour Hitler et son mouvement. Et même si il en avait eu, le fait qu'il soit, lors d'un passage à Berlin, passé à tabac par des SA, puis que les loges allemandes de l'O.T.O. soient fermés par la Gestapo et leurs dirigeants envoyés en camp de concentration, aurait rapidement mis fin à cette sympathie.
En fait, Crowley était à l'origine un réactionnaire radical, assez partisan de ce que Marx a nommé un « socialisme féodal ». Puis il y a eu la révélation d'Aiwass, la croyance dans l'arrivée du nouvel éon, précédé par un équinoxe « de feu et de sang », et Crowley s'est alors intéressé - au lendemain de la guerre de 14-18 - aux mouvements totalitaires qui, pensait-il, pouvaient hâter l'avènement de cette nouvelle ère.
Il a alors eu des sympathies pour le fascisme mussolinien, qui était à l'origine très anti-catholique et anti-clérical. En cela il ne faisait qu'avoir une position semblable à celle d'autres grands occultistes et/ou maçons qui eurent une vision très positive du fascisme des premières années : Reghini, Frosini, Yeats, Evola, Fuller, etc. Mais cet engouement ne dura pas, et le rapprochement de Mussolini avec la papauté, les accords du Latran, firent de lui un adversaire résolu du fascisme qui écrivit plusieurs textes de satire concernant ce courant politique et qui fut, de ce fait, expulsé d'Italie.
Crowley a sans doute mis plus d'espoir dans le communisme soviétique, et pendant plus longtemps. Il y voyait une révolution plus résolue, une véritable table rase détruisant l'ancien monde dans sa totalité. Il a dédié certaines de ses oeuvres à Lénine et à Trotsky, il a entretenu des rapports avec des dirigeants communistes (dont l'Allemand Thaelmann), il a tenté d'envoyer certains de ses disciples prêcher la loi de thélème en URSS...
Quoiqu'il en soit, Crowley n'a jamais adopté, pour lui-même et pour ses ordres, une de ces idéologies. Ce qui l'intéressait c'était de se servir de celles-ci pour son propre but, c'est à dire aider à l'avènement de l'éon d'Horus et à l'établissement sur terre de la loi de Thélème.
Pour ce qui est du satanisme, Crowley ne l'a jamais été. Et Satan n'a pas de place dans sa théorie, où l'homme doit devenir Dieu, un point c'est tout. Par contre, il est exact que, plus récemment, certains de ses disciples tardifs ont mêlé crowleyanisme et satanisme ; c'est le cas, par exemple, de ceux qui ont créé le Temple de Seth. Le fondateur de celui-ci, un certain Aquino, est un officier supérieur de l'armée américaine qui était entré à l'Eglise de Satan de La Vey. Dans le courant des années 60, il a quitté cette « église » et a constitué le Temple de Seth, qui mélange satanisme, religion égyptienne et magie thélémite. De surcroît, ce temple, comme d'ailleurs l'Eglise de Satan, se réfère - pour revenir sur la première partie de cette question - à un « nazisme ésotérique » qui aurait été occulté et seulement connu de l'élite de la SS ! ...
En terme de structures, quel est l'héritage de Crowley ?
L'engagement crowleyen passe, si l'on est orthodoxe, par affiliation simultanée à trois groupes : L'Ordre du temple d'orient, l'Etoile d'argent et l'Eglise catholique gnostique.
L'Ordre du temple d'orient est une organisation para-maçonnique en 11 degrés. Sa caractéristique principale est de pratiquer des initiations de type sexuel dans ses hauts grades. L'Etoile d'argent reprend la structure de l'Aube dorée et son enseignement, mais d'une manière épurée, simplifiée. Quant à l'Eglise gnostique catholique, son enseignement culmine dans une messe dont l'élément central est un coït rituel... Cela dit, le but de ces trois structures n'est pas la gaudriole mais l'atteinte d'un autre niveau de conscience, assimilé par les disciples de Crowley à l'état de divinité et les rites sexuels, comme l'usage rituel de stupéfiants en loge, n'ont qu'un seul but : faciliter cette modification de la conscience. Ils se doublent d'ailleurs de nombreuses pratiques physiques et psychiques, compliquées et pénibles, constituant une forme de yoga.
Ni l'Ordre du temple d'orient ni les deux autres structures ne sont restées unies après le décès de Crowley, et il en existe actuellement une dizaine de variétés concurrentes.
La situation est telle que, d'un point de vue filiation, il quasiment impossible de décider lequel des O.T.O. est le véritable continuateur de l'oeuvre de Crowley. De surcroît, on trouve sur le marché de l'occultisme une trentaine de conventicules thélèmites dérivés, qui portent des noms comme Ordre des illuminés de Thanateros, Fraternité de Saturne, Temple de Thélème, Temple de la jeunesse psychique, etc.
Et en France ?
Il y a eu une présence de l'Ordre du temple d'orient dès avant la première guerre mondiale, puisque le célèbre mage Papus en fut membre. Dans l'entre-deux-guerres, Crowley a séjourné à plusieurs reprises en France et y a compté une petite poignée de disciples, qui se sont dispersés avant le second conflit mondial.
Il n'y a eu une résurgence du thélèmisme en France qu'à partir de la fin des années 70 avec l'apparition de la Société Aleister Crowley, la publication du trimestriel Thélèma, puis la création de loges de l'O.T.O. à Paris et à Nantes.
Actuellement, il y a trois branches concurrentes de l'Ordre du temple d'orient en France, deux sont des succursales d'obédiences américaine, l'autre est autochtone et indépendante. L'Etoile d'argent est aussi représentée, ainsi que l'Eglise gnostique catholique.
On peut estimer la mouvance crowleyenne au sens large à 400 personnes dans notre pays, avec guère plus d'une cinquantaine travaillant dans les loges des différents groupes concurrents que je viens de citer.
Entretien avec le Frère Marcion
Charles Antoni : Frère Marcion pourriez vous vous présenter à vos lecteurs ?
Frère Marcion : Sur le plan profane, j'ai quarante ans et j'exerce une profession libérale. Sur le plan de la recherche spirituelle, je suis Xe de l'Ordre du temple d'Orient, évêque gnostique et et hiérophante de l'Etoile d'argent. Je suis membre de la mouvance thélèmite depuis le début des années 80. J'ai commencé au sein de l'O.T.O. puis, tout en restant membre de cet ordre, j'ai bifurqué vers l'Etoile d'argent, dont le travail correspond plus à ma recherche.
Justement, pourriez-vous nous éclairer sur le but de la pratique thélèmite et sur les différences entre les trois structures qui s'en revendiquent ?
Le but de la pratique thélèmite c'est devenir Dieu. Crowley a écrit : « Il n'y a qu'une seule définition principale de l'objet de tout le rituel magique, c'est l'union du microcosme avec le macrocosme. Le rituel suprême et complet est, par conséquent, l'invocation du Saint Ange Gardien, ou, en langage mystique, l'union avec Dieu. » On est loin ici de la magie, entendue dans un sens commun, qui est un moyen d'obtenir divers pouvoirs sur les êtres, les éléments ou les choses à l'aide d'esprits, d'anges ou de démons, et grâce à l'usage de formules, d'invocations ou de rituels.
Cette magie comme quête gnostique suppose d'abord une théorie de l'homme. Pour celle-ci, Crowley s'appuie sur le schéma cabbalistique de l'arbre des Séphiroth. Il faut, selon lui, distinguer dans l'homme l'âme animale, ou Nephesh, et l'âme intellectuelle, ou Rouach, qui correspondent aux sept Séphiroth inférieurs. Au dessus de ces âmes il y a trois principes : Neshamah, l'intuition compréhensive, H'Iyah, le principe créateur et actif, et Ieh'Udah, l'unité parfaite, l'étincelle divine en chaque homme.Le travail du mage thélèmite est de s'élever d'inition en initiation, de Séphira en Séphira. Le premier seuil important est passé lorsqu'il atteint Tipheret et devient Adeptus Minor. Il accède alors à « la connaissance et à la conversation de son Saint Ange Gardien ». Il n'y a pas encore là fusion avec la divinité, mais découverte de celle-ci, qui reste conçue comme une entitée séparée. Il faut donc continuer à pregresser jusqu'à Kether, où, devenu Ipsissimus, le mage découvre Ieh'Idah - l'unité intérieure, Dieu qui n'est autre que le vrai soi, sa vraie nature et sa vraie volonté - et accède au grand tout, à l'Ain Soph. Mais pour cela, il faut avoir « traversé l'abîme », c'est à dire avoir abandonné la conscience distinctive, dualiste, et avoir atteint la conscience unitaire où les contradictions ne sont plus perçues comme telles.
Pour constituer l'unité en soi, pour obtenir « l'union avec Dieu », Aleister Crowley propose deux démarches, une qu'il appelle mysticisme, et qui est, en fait, une forme de yoga, une autre qui est la magie cérémonielle. Or, au niveau des structures thélèmites, il n'y a que l'Etoile d'argent qui propose un cursus et une pratique qui corresponde à ce voyage spirituel.
L'Eglise gnostique catholique n'existant que par un rituel, celui de la messe gnostique, et l'Ordre du temple d'orient étant une structure paramaçonnique à XI degrés destinée à répandre une idée, celle du thélèmisme, plutôt qu'à amener ses membres à la libération.
On dit que le sexe joue un grand rôle dans la pratique magique des disciples de Crowley. Est-ce exact ?
Oui. Crowley croit que pour atteindre des niveaux supérieurs de conscience on peut utiliser des techniques permettant « le passage de seuils » par l'atteinte d'états physiques et psychiques inhabituels. D'où son usage, à des fins magiques, de l'alcool, des drogues et des rapports sexuels.
Crowley a écrit : « l'excitation sexuelle est seulement une forme dégradée de l'extase divine », l'obtention de cette extase par la coït, par ce qu.il nomme « l'union intime avec son propre opposé », permet la reconstitution de l'andorgyne, du Rébis primordial, et l'orgasme peut provoquer chez les partenaires un passage de seuil soudain, une illumination subite. Dans cette optique, les amants s'identifient mutuellement à des divinités. Ainsi, Crowley se voulant « la bête 666 » ses partenaires devenaient naturellement la « femme écarlate » de l'Apocalypse de Jean.
Aleister Crowley s'est aussi servi du sexe dans d'autres buts. Tout d'abord comme un moyen, parmi d'autres ou accompagné d'autres (drogue, alcool), d'entrer en transe et d'obtenir ainsi un contact avec une forme divine dégradée ; c'est ainsi qu'il entra en contact avec les « esprits » - en fait des parcelles de son moi - Amalantrah et Ab ul Diz. Ensuite dans une optique de magie utilitaire, en estimant que l'énergie déchargée au moment de l'orgasme peut être mentalement dirigée et utilisée pour influer sur un événement ou pour obtenir quelque chose.
Ainsi Crowley effectua-t-il, par exemple, des accouplements magiques - qu'il nommait opus - pour obtenir de largent, découvrir la solution à un problème ou sortir d'une maladie. Le sperme, mêlé aux sécrétions féminines, résultant de ces activités était sensé, pour lui, être doté de « pouvoirs », et était utilisé pour consacrer des pantacles ou des talismans.
Il semble que le thélèmisme soit aussi un messianisme. Qu'en pensez-vous ?
En 1904, Aleister Crowley eut la révélation du Livre de la loi. De la lecture et de l'analyse de celui-ci, il tira deux conclusions. L'une, d'un grand intérêt pour le travail mystique, qu'il faut, avant tout travail, découvrir son « vouloir vrai » - nous pourrions dire sa vraie personnalité cachée sous les conditionnements et les convenances. L'autre, qui donna effectivement naissance à un messianisme, étant que le monde serait une succession d'éons et qu'un nouvel éon - celui d'Horus - aurait commencé en 1904, dont Crowley serait à la fois le prophète et le messie. Ce messianisme n'est pas accepté par tous les thélémites. On peut estimer que plus ceux-ci travaillent sur eux-mêmes, plus ils sont indifférents vis à vis de celui-ci.
Certains auteurs ont cru relever des ressemblances entre l'enseignement de Crowley et celui de Gurdjieff. Est-ce exact et si oui, à quoi attribuez vous cela ?
S'il ont vécu à la même époque, et si à un certain moment ils ont été quasiment voisins, Gurdjieff et Crowley ne se sont jamais rencontrés. Par contre, ils ne pouvaient pas ne pas entendre parler l'un de l'autre.
Toutefois, il ne semble pas qu'il y ait eu influence de l'un sur l'autre. En fait, comme leur recherche était similaire, il était normal que certains enseignements se ressemblent. Quand on monte vers le sommet d'une montagne, les sentiers finissent par se rejoindre pour n'en former plus qu'un. Ces similitudes, je les ai trouvées, pour ma part, dans tout ce qui concerne l'attention, la non dispersion, le travail sur l'esprit.
Si un de nos lecteurs voulait rejoindre la mouvance thélèmite, serait-ce possible, et comment cela se passerait-il ?
Nous ne sommes pas une structure fermée, donc il est toujours possible de nous rejoindre. De surcroît, c'est gratuit. Par contre, nous n'avons aucune vocation à ssister qui que ce soit, donc ceux qui nous rejoignent doivent être capables de se prendre en main et d'agir par eux-mêmes.
Nous ne fonctionnons, en fait, ni en loge ni en ordre mais en réseau, avec des réunions plénières une fois pas trimestre, où nous mettons en commun les résultats de nos recherches individuelles.